La réforme thérésienne au 16e siècle en Espagne

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I - Pourquoi Teresa de Jésus a-t-elle quitté son couvent de l’Incarnation d’Avila ?

Thérèse

Nous voici maintenant en Espagne, plus particulièrement dans la ville d’Avila, « terre des pierres et terre des saints », en l’année 1562. C’est le 24 Août. Une religieuse du monastère des Carmélites de l’Incarnation a quitté son couvent et inaugure ce jour-là un nouveau mode de vie carmélitaine en donnant un pauvre habit de bure à quatre novices dans un tout petit monastère appelé « Saint-Joseph ». Cette religieuse va devenir célèbre dans le monde entier. Elle s’appelle pour l’instant Doña Teresa de Ahumada.

L’Ordre des Carmélites n’apparaît qu’au milieu du XVe siècle, donc deux siècles et demi après celui des Carmes. Le Bienheureux Jean Soreth qui était alors Prieur Général de l’Ordre désirait ardemment qu’il y eût une branche féminine du Carmel, puisque celui-ci avait été fondé pour la gloire et la louange de la Vierge Marie. C’est ainsi qu’un Carmel féminin avait été fondé en Avila vers la fin du XVe siècle. Doña Teresa de Ahumada, brillante et belle jeune fille de la noblesse castillane, y entre à l’âge de 20 ans en 1535. A cette époque, le monastère de l’Incarnation compte une soixantaine de religieuses. Puis leur nombre va augmenter selon une proportion vertigineuse en l’espace de quelques années, au point de tripler, lorsqu’en 1562, Doña Teresa quitte son monastère. Pourquoi cet accroissement ? La raison est simple : les filles des bonnes familles de la ville ne trouvent pas à se marier. Les garçons partent en très grand nombre pour la conquête de ce que l’on appelle alors « les Indes occidentales » et aujourd’hui l’Amérique latine. Tel est le cas de la famille même de Thérèse puisque presque tous ses frères y sont partis ou vont y partir.

Il est facile de comprendre dans ce contexte qu’un certain nombre de religieuses n’avaient pas vraiment la vocation religieuse. Cela entraînait des conséquences faciles à imaginer en ce qui concerne le degré de ferveur des religieuses. Le monastère vivait de ses « rentes ». Mais celles-ci n’avaient pas augmenté en fonction du nombre des entrées : la communauté était à peine capable d’assurer le minimum vital à chaque sœur. Chacune s’en tirait donc comme elle pouvait. Cela veut dire qu’elle se voyait très souvent dans l’obligation de sortir de son couvent et de demander parfois pour quelques mois l’hospitalité aux membres de sa famille, tout simplement pour ne pas mourir de faim. Et pourtant le monastère n’était pas des plus relâchés, mais il y régnait une effervescence, une inquiétude qui n’étaient favorables ni au silence, ni à la contemplation, ni à la ferveur. De plus, cette absence d’organisation entraînait des inégalités criantes entre les sœurs.

Transverbération de Thérèse

Or Doña Teresa s’était sentie appelée très tôt à l’absolu d’une vie toute donnée à Dieu. Dès 1538, année de sa grave maladie, elle avait découvert la pratique de l’oraison qui lui permettait de vivre sa relation au Christ comme une amitié exigeante. Cela était devenu particulièrement clair à partir de 1554, année de ce qu’elle appelle sa « conversion ». Bref, le genre de vie qui était le sien au monastère de l’Incarnation ne la satisfaisait plus du tout ; elle recherchait quelque chose de plus authentique, de plus radical. Un beau jour (c’était en 1560), elle réunit un groupe de jeunes filles dans son petit appartement. L’une d’entre elles lance l’idée d’une fondation carmélitaine où l’on essaierait de vivre dans son intégrité la Règle « primitive » du Carmel. Ainsi est née l’idée du monastère de Saint-Joseph d’Avila.

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II - Que voulait-elle vivre à Saint-Joseph d’Avila ?

Ce qu’il faut souligner en premier lieu et qui constitue une sorte de nouveauté pour un monastère contemplatif de femmes, c’est l’orientation nettement apostolique, ecclésiale et même missionnaire de la toute récente fondation de Saint-Joseph. Comment celle-ci est-elle née dans le cœur de Thérèse ? Par la prise de conscience suraiguë des maux dont souffre l’Église de son temps, la division des chrétiens, le relâchement des ordres religieux, l’infidélité de tant de prêtres, et, à partir d’une certaine époque, la « vue de ces millions d’âmes qui se perdent », en Amérique ou ailleurs, faute d’être évangélisées. Thérèse voudrait faire quelque chose pour arrêter ces maux. Mais à l’époque il n’y a de vocation possible pour la femme que dans le mariage ou la vie religieuse cloîtrée. Thérèse est Carmélite. Elle comprend soudain que si elle est une Carmélite selon le cœur de Dieu, c’est-à-dire si elle suit sa Règle dans toute sa rigueur, elle sera une authentique disciple et « amie » du Christ et que cette vie offerte dans le silence et la contemplation peut être d’un très grand prix pour le salut du monde. Son intention est même plus précise. Elle comprend aussi le rôle fondamental que jouent dans l’Église les prêtres, les théologiens, les missionnaires. La sainteté de l’Église dépend en grande partie de leur sainteté à eux. Voilà pourquoi la Carmélite, selon le cœur de Thérèse, doit être « l’apôtre des apôtres », non pas au sens où elle aurait à leur faire la leçon, mais au sens où sa vie entière est offerte à Dieu pour la sainteté des ministres de l’Église. Un peu comme sainte Marie-Madeleine qui reste très présente à l’esprit de Thérèse et qui constitue comme son « modèle ».

Tout découle de là. Il s’agit d’être une vraie Carmélite, c’est-à-dire une vraie contemplative. Tout est donc centré sur la prière, une prière vécue comme une « vie d’intimité et d’amitié » avec le Seigneur ressuscité. C’est ce que Thérèse appelle « l’oraison ». Celle-ci connaît, bien sûr, des moments privilégiés, mais elle est surtout une vie, c’est-à-dire qu’elle tend à devenir continuelle, car, comme dit la sainte, « le véritable amant aime partout son bien-aimé et ne perd jamais son souvenir  ». C’est pour cette raison que Thérèse est si attachée à la solitude et à la clôture, ainsi qu’au silence, afin que rien ne distraie ses sœurs de la recherche du Seigneur. Leur vie doit ressembler le plus possible à celle de leur Maître, s’alignant sur les « conseils » que celui-ci donna jadis à ses disciples, spécialement ceux de la pauvreté, du détachement et de l’humilité. Le tout est couronné par l’amour fraternel grandement favorisé par le fait que les communautés thérésiennes ne sont jamais nombreuses et qu’elles veulent ressembler au « petit collège du Christ » où l’on s’aime dans la joie et la simplicité. D’où l’importance toute particulière des « récréations ». Elle veut aussi une forme d’égalité et choisir de changer de nom pour ne plus être appelée Doña : elle s’appelle désormais Thérèse de Jésus.

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III - Pourquoi a-t-elle fondé tant de monastères ?

Couronnement de Thérèse

Nous trouvons la réponse à cette question dans la « Relation » du 9 février 1570 où Thérèse raconte une faveur divine reçue au Carmel de Malagón. Un jour après la communion, elle « voit » le Christ recouvert non d’une couronne d’épines mais d’une couronne resplendissante. Le Seigneur lui fait comprendre la signification de cette « vision ». Comparées aux souffrances qu’il subit actuellement dans son corps qui est l’Église, celles qu’on lui infligea lors de sa passion ne sont pas grand chose. La réaction d’une amie du Christ de la qualité de Thérèse ne nous surprend pas : « Mais que puis-je faire, Seigneur, pour remédier à tant de maux ? Je suis prête à tout ».

Fondations en Espagne

La réponse du Christ ne se fait pas attendre. « Ce n’est pas le temps de te reposer ; hâte-toi de fonder ces monastères ; ma joie est d’être près des âmes qui les habitent ». On peut donc dire que le motif qui pousse Thérèse à fonder ses monastères est celui de la compassion pour le Christ qui souffre actuellement dans son Église. A une époque où le mystère de la Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie est particulièrement rejeté et bafoué, elle n’a de cesse de voir s’élever de nouvelles églises où la Présence réelle du Christ dans le Saint Sacrement deviendra la source d’un rayonnement véritablement missionnaire sur les populations environnantes. Nous voyons déjà poindre une idée qui sera plus tard si chère au Père de Foucauld. « Autant que je puis m’en souvenir, dit Thérèse, je n’ai jamais omis une fondation par crainte de travail… ; je considère celui pour la gloire de qui je travaille ; je songe que dans la nouvelle fondation le Seigneur sera fidèlement servi, et que le très Saint Sacrement y résidera ».

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IV- La situation spirituelle de l’Espagne au XVIe siècle

St Pierre d'Alcantara

Il se développe en Espagne un mouvement de « réforme » qui a pris naissance au siècle précédent principalement dans les milieux « franciscains ». Ce mouvement va faire tache d’huile sur toutes les couches de la chrétienté espagnole. Les franciscains adoptent un nouveau style de vie religieuse caractérisé par l’appellation de frères « Déchaux », ainsi appelés parce qu’ils marchent pieds nus. Leur volonté est d’imiter saint François dans le « radicalisme » de sa pauvreté, de sa vie pénitente et de sa contemplation.

La deuxième réalité issue du réformisme franciscain espagnol est un mouvement de spiritualité qui, tout en s’apparentant à ce que l’on a appelé la « dévotion moderne » venue des pays nordiques possède une forte note d’originalité ; c’est un mouvement qui insiste beaucoup sur la nécessité du « recueillement » et de l’oraison mentale, d’où le nom de « recueillis » (« recogidos ») donné à ses adeptes. Ce mouvement est d’abord considéré avec méfiance par les autorités ecclésiastiques qui redoutent — non sans quelque motif — les déviations de l’ « illuminisme » et du subjectivisme. Certains théologiens se montrent hostiles, parfois même jusqu’au ridicule, à la pratique de la prière silencieuse par les femmes.

Thérèse s’est trouvée au confluent de ces deux créations du génie mystique espagnol. Le trait d’union a été pour elle le fondateur d’une branche de Franciscains Déchaux et l’auteur de petits livres de spiritualité sur l’oraison, Pierre d’Alcantara. Avec sa grâce personnelle, elle s’en est inspirée pour introduire ce nouveau mode de vie carmélitaine qu’est un monastère de Carmélites Déchaussées. Bien sûr, elle a reçu d’autres influences venant notamment des Dominicains et des Jésuites. Ces Ordres religieux connaissent alors en Espagne un essor magnifique.

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V - Sainte Thérèse d’Avila : une femme d’audace

Thérèse et La Vierge Marie

La situation de la femme en Espagne, à cette époque, n’est pas très enviable. Assez curieusement, la vie religieuse peut représenter pour certaines, une forme d’émancipation par rapport à l’homme. Au monastère de l’Incarnation, les sœurs ne se laissaient pas mener facilement par les hommes, comme en témoigne l’histoire mouvementée de leur communauté. Thérèse a reçu un charisme tout à fait exceptionnel car elle a réalisé des choses étonnantes pour une femme de cette époque et l’on trouve souvent dans ses écrits une critique de l’antiféminisme forcené de certains théologiens de son temps qui voulaient interdire aux femmes l’oraison.

Il serait certainement exagéré de voir en Thérèse la première « féministe » des temps modernes, mais il est incontestable qu’elle a joué un rôle non négligeable dans la naissance de ce phénomène à la fois culturel et spirituel. Par son action, par sa pensée mais plus encore par sa vie elle-même, elle a contribué à la prise de conscience de la mission et de la dignité de la femme dans l’Église et dans la société. Étant donné les circonstances dans lesquelles elle a vécu et qui étaient peu favorables à cette prise de conscience, il faut voir en elle une manifestation toute spéciale de l’action de l’Esprit-Saint parlant aux Églises. Au reste, ce n’est pas pour rien que le Pape Paul VI l’a proclamée « Docteur de l’Église » il y a une quinzaine d’années. Avec Catherine de Sienne, elle est la première femme ayant reçu pareille dignité dans l’Église.

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VI - Le rôle de Jean de la Croix

Jean de la Croix

Dans la province de Castille, il y avait non seulement des Carmélites, mais aussi des Carmes. Lorsque la première rencontre entre les deux grands saints du Carmel a lieu en 1567, Thérèse a cinquante-deux ans et Jean de la Croix, vingt-cinq. A l’époque, il s’appelle Jean de Saint-Mathias et il est Carme de la province de Castille. Il vient tout juste d’être ordonné prêtre à Salamanque où il termine ses études de théologie. Il vient passer ses vacances au couvent de Medina del Campo. Thérèse se trouve précisément en cette ville pour y réaliser une fondation de Carmélites (la deuxième après Saint-Joseph d’Avila).

Le Père Rubeo, Prieur Général de l’Ordre, de passage à Avila lors du Carême de cette même année, lui a donné l’autorisation de « fonder autant de monastères de Carmélites qu’elle avait de cheveux sur la tête ». Bien entendu, elle jubile. Mais elle est femme, « chargée de patentes » certes, c’est-à-dire de toutes les autorisations voulues.

Cependant, elle se sent tellement démunie. Et puis, elle désire travailler au salut des âmes. C’est alors qu’il lui vient une idée géniale : obtenir l’autorisation de fonder des couvents de Carmes « contemplatifs » (bientôt, on les appellera eux aussi « Carmes Déchaux ») afin que ces derniers puissent lui apporter leur aide si nécessaire pour toutes les démarches requises par la fondation de ses propres monastères et surtout pour la direction de ses sœurs. Vivant de la même manière que les Carmélites, ils pourront mieux les comprendre et, de plus, ils auront la possibilité de s’adonner au ministère apostolique, alors que les sœurs ne peuvent travailler au salut du monde que par leurs prières.

Qui va commencer ce nouveau genre de vie parmi les Carmes ? Il faut des hommes sur qui l’on puisse vraiment compter. Tel est le cas de ce jeune Frère Jean de Saint-Mathias dont on a dit tant de bien à la Mère Thérèse. Il est tellement désireux d’une vie fervente qu’il a déjà obtenu de ses supérieurs la permission, à titre personnel, de suivre la Règle primitive des Carmes dans toute sa rigueur. On dit même que, déçu par le manque de ferveur des religieux de sa province, pourtant considérée comme « réformée » au niveau de l’Ordre, il a conçu le projet de se faire Chartreux. La Mère Thérèse veut le rattraper au vol. Elle lui demande s’il accepte d’être le premier Carme de la nouvelle observance. Jean de Saint-Mathias accepte, mais à une condition que cette fondation intervienne sans tarder. C’est ce qui va se passer. Un peu plus d’un an après l’entrevue célèbre de Medina del Campo, sera inauguré le premier couvent de Carmes Déchaux, dans un pauvre village de Castille, Duruelo. Ce sera le 28 novembre 1568.

Jean de Saint-Mathias changera de nom ce jour-là. Il s’appellera désormais Jean de la Croix. Avec Antoine de Jésus, il est donc l’un des deux premiers Déchaux. Plus tard il exercera des charges importantes dans la Réforme, mais son rôle a été avant tout celui de Père spirituel des Carmes et des Carmélites. Il a exercé ce charisme en premier lieu par le rayonnement de son exemple, et par son enseignement oral. Mais peu à peu ses écrits commencent à circuler dans les couvents et les frères et sœurs en sont éblouis. Tel a été le vrai rôle de Jean de la Croix.

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VII - Le couvent de Duruelo

Thérèse dit tout, avec son talent inimitable, en comparant le nouveau couvent à « l’étable de Bethléem ». Au Carême de l’année 1569, elle vient rendre visite au Père Jean et au Père Antoine, son compagnon et supérieur. Elle nous en a laissé le récit dans un passage de ses « Fondations ». Mieux vaut lui laisser la parole.

« Je n’oublierai jamais, dit-elle, une petite croix de bois placée au bénitier et sur laquelle était collée une image en papier représentant le Christ. Elle me donnait vraiment plus de dévotion que si elle eût été d’une matière artistement travaillée. L’ancien galetas servait de chœur ; comme il était élevé vers le milieu, on y pouvait réciter les heures, mais on devait se baisser beaucoup pour y entrer… aux deux angles de ce chœur donnant sur l’église, se trouvaient deux petits ermitages où l’on ne pouvait se tenir que couché ou assis… Là les pères avaient deux pierres en guise d’oreiller.. J’appris qu’après Matines (c’est-à-dire l’office du milieu de la nuit) ils n’allaient point prendre de repos… Leur oraison était tellement élevée qu’en se rendant à Prime (l’office du matin), ils se trouvaient partout couverts de neige sans avoir rien senti ».

Ce qui la comble de joie c’est de voir aussi à quel point ces deux pères sont préoccupés par la vie spirituelle des pauvres paysans du voisinage. Ils font beaucoup de bien autour d’eux, à tel point qu’en très peu de temps ils sont l’objet d’une véritable vénération de la part des habitants. Ceux-ci leur apportent tout ce qui est nécessaire à leur subsistance ; eux se contentent de peu et même de très peu. Ils s’adonnent au travail, à la prière, à la prédication et aux confessions. Pour ce qui est de la nourriture, Dieu y pourvoira !

Un point seulement inquiète la Mère Thérèse : la rigueur de leurs pénitences lui semble vraiment excessive ; elle craint pour leur santé. Elle leur en fait la remarque, mais ils ne semblent guère l’écouter. Ce sera le point faible de la nouvelle réforme des Carmes. Certains d’entre eux seront bien dépourvus de l’équilibre supérieur si caractéristique du génie thérésien. Quant à Jean de la Croix, disons simplement qu’il est encore un peu jeune. Un peu d’expérience lui fera comprendre à la fois la nécessité d’une vie mortifiée et celle de la modération dans ce domaine.

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VIII - Pourquoi Jean de la Croix a-t-il été emprisonné ?

Jean de la Croix

Il nous faut maintenant franchir d’un bond une dizaine d’années. Le Renouveau du Carmel de Thérèse prend de l’extension, qu’il s’agisse des couvents des sœurs ou de ceux des frères. Malheureusement, des tensions et même des affrontements commencent à surgir entre les Carmes et Carmélites de la nouvelle Observance et ceux de l’ancienne. Les raisons sont complexes, notamment en raison d’un conflit de juridictions entre le pouvoir royal et celui du Général des Carmes. En 1571, Thérèse est nommée Prieure de son ancien monastère de l’Incarnation. Elle comprend immédiatement que le point clé de la réforme de ce monastère se trouve dans le choix des confesseurs. Jusqu’à présent les confesseurs attitrés des sœurs de l’Incarnation étaient leurs frères du couvent tout proche des Carmes de l’ancienne observance. Thérèse n’a pas gardé un très bon souvenir de leur direction spirituelle.

Elle pense très vite à les remplacer par d’autres confesseurs, selon son cœur. Elle connaît la valeur du frère Jean de la Croix et elle va obtenir sans tarder qu’il soit nommé confesseur du monastère de l’Incarnation, ce qui se réalise à l’été de 1572. Il va désormais habiter dans une maisonnette située dans les parages du monastère et exercer son ministère de confesseur et de directeur spirituel des sœurs pour leur plus grand bien.

Mais cela n’est pas du goût de ses frères de l’ancienne observance qui lui en veulent de les avoir supplantés. Ils sont blessés par l’attachement mêlé de vénération que lui portent les moniales de l’Incarnation. Bref, après plusieurs escarmouches, ils le font appréhender dans sa maison le 3 décembre 1577 et le mènent au couvent de Tolède où réside le provincial de Castille pour que celui-ci puisse le juger tout à loisir. En attendant, il est condamné à la prison comme religieux « rebelle ». Il va rester pendant neuf mois environ dans ce qu’il appellera plus tard, non sans humour, « le ventre de la baleine ». Il y est traité avec une rigueur parfois inhumaine et qui ne peut être jugée avec équité que si l’on tient compte du contexte passionnel dans lequel se déroule alors le conflit entre les Carmes de l’ancienne observance et les Déchaux. Toujours est-il que Jean de la Croix, cet homme doux, humble et pacifique, vit alors une expérience extrêmement douloureuse et crucifiante qui le mène jusqu’au sommet de l’expérience mystique. C’est dans la prison de Tolède qu’il compose son immortel « Cantique spirituel ». Durant l’Octave de l’Assomption 1578, il réussit à s’enfuir de sa prison dans la nuit et il trouve refuge dans le monastère des Carmélites Déchaussées de la ville.

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IX - Les relations entre Teresa et Juan

Ils ont vécu ensemble à certaines périodes de leur vie. Tout d’abord pendant les deux mois de l’été finissant de 1568 où elle le prend avec elle à Valladolid pour l’initier au genre de vie du Carmel réformé. Puis pendant deux ans et demi environ au monastère de l’Incarnation d’Avila dont elle est prieure et lui confesseur. C’est surtout pendant cette période qu’ils ont eu le loisir de faire connaissance et de s’entretenir très souvent. En dehors de ces deux périodes, ils ne se rencontrent que de manière épisodique. Ils ont dû s’écrire très souvent. Malheureusement, saint Jean de la Croix a brûlé par détachement toutes les lettres que lui avait envoyées la Mère Thérèse. C’est en novembre 1581 que les deux saints se voient pour la dernière fois. Jean de la Croix vient demander à Thérèse de participer personnellement à la fondation du monastère des Carmélites de Grenade. Celle-ci se voit obligée de lui refuser cette grâce, non seulement en raison de son âge et de ses infirmités qui lui interdisent d’entreprendre un si long voyage (d’Avila jusqu’à Grenade), mais surtout parce qu’elle est engagée dans la fondation du monastère de Burgos qui sera sa dernière.

Jean et Thérèse

Entre les deux saints existait une affection et une admiration mutuelles. On ne peut toutefois imaginer deux génies plus différents. Thérèse est la vie en expansion. Jean de la Croix est tout intériorisé, peu expansif, quoique très affable. La mystique de Thérèse est celle de la lumière. Celle de Jean de la Croix serait plutôt celle de la ténèbre, bien qu’il ne faille rien exagérer. Dans quelle mesure se sont-ils influencés réciproquement ? Cela reste difficile à dire. Toutefois le fait même de cette influence réciproque ne peut être nié. Un mot résume tout. Thérèse appelait affectueusement Frère Jean « mon petit Sénèque » et il lui arrivait de le taquiner gentiment sur son sérieux. Rien ne reflète mieux la profondeur de ses sentiments à son égard que la lettre qu’elle écrit à sa fille Anne de Jésus, juste après sa dernière entrevue avec le saint : « Vous m’amusez, ma fille, de vous plaindre sans raison, alors que vous avez là-bas mon Père Fray Juan de la Cruz, qui est un homme céleste et divin ; je vous le dis, ma fille, après son départ, je n’en ai pas trouvé un comme lui dans toute la Castille, ni qui communique une telle ferveur pour s’acheminer vers le ciel. Vous ne sauriez croire en quelle solitude il m’a laissée. Songez-y bien, vous avez en ce saint un grand trésor… Je vous le certifie, j’estimerais avoir par ici mon Père Fray Juan de la Cruz, il est vraiment le père de mon âme, et l’un de ceux dont l’entretien me fut le plus profitable ».

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