La diffusion carmélitaine de la dévotion à saint Joseph

Article du fr. Marc Fortin ocd paru dans la Revue Carmel 139

Il est largement reçu qu’il existe un lien entre l’essor de la dévotion à saint Joseph et la tradition carmélitaine. Deux faits, parmi d’autres, en témoignent. Etienne Fouilloux a révélé, dans le premier volume de la monumentale Histoire du concile Vatican II parue à la fois aux éditions du Cerf et Peeters en 1997, un premier témoignage. En effet, dans la phase antépréparatoire du concile, les théologiens carmélitains consultés par la commission souhaitaient, dans leur « appétit dogmatique », « obtenir de Vatican II la consécration solennelle de nouveaux privilèges pour Joseph » (p. 154). Bien plus en amont, un article du chanoine Lucot paru dans les volumes 1 et 2 des Études carmélitaines de 1911-1912, a attribué à l’Ordre des Carmes la paternité du premier office liturgique consacré à ce saint dans le Moyen-Âge occidental. L’histoire s’arrête-t-elle entre ces deux attestations ? Celles-ci justifient-elles un rôle majeur des Ermites du Mont Carmel à elles seules ?

Pourtant en 1962, l’article de Max Lieberman, dans le tome 10 des Cahiers de joséphologie (pp. 17-57 et 189-249), a entamé le monopole liturgique en éditant un office tourangeau, contemporain de l’office carmélitain, attesté par plusieurs manuscrits. Une brèche est donc ouverte… Qu’en sera-t-il de la dévotion de cet Ordre en France au XVIIe siècle au chef de la Sainte Famille ? La comptabilité des chapelles ou des noms de religieux consacrés à ce saint peut parler d’elle-même et donner ce même sentiment d’évidence dans ce siècle d’or de la dévotion au père putatif du sauveur.

Différents travaux récents nous permettent d’interroger cette évidence dans trois directions : le rôle de sainte Thérèse d’Avila dans la diffusion d’un modèle de dévotion, la production d’ouvrages de spiritualité et l’encadrement des fidèles dans des confréries. Il s’agit-là de repères essentiels dans la pastorale de la Réforme catholique.

Thérèse d’Avila

Le deuxième numéro de la trente-troisième livraison des Mélanges de la Casa de Velázquez est revenu sur « le temps des saints » en 2003. La revue évoque ainsi les dispositifs romains, et leurs conséquences, après le concile de Trente sur la ronde des bienheureux et saints. Un article du père Jean-Robert Armogathe revient en détail sur la promulgation de nouvelles normes pour la canonisation des figures chrétiennes portée sur les autels : « La fabrique des saints ; causes espagnoles et procédures romaines d’Urbain VIII à Benoît XIV (XVIIe -XVIIIe siècles) » (pp. 15-31). L’historien parle, à ce propos, d’ « un siècle de la sainteté sous contrôle » (p. 17). Thérèse de Jésus a été l’un des modèles de ces nouvelles façons de vivre la foi. Canonisée en 1622, avec Ignace de Loyola et François Xavier, elle est certes au premier chef une fondatrice. Mais, elle est devenue aussi le témoin de pratiques renouvelées de dévotions. Parmi celles-ci, saint Joseph prend particulièrement du relief. Ce dernier va échapper ainsi à la quasi-exclusivité des religieux, franciscains, servîtes ou carmes comme agents de propagation du culte, par la liturgie, ou de la spiritualité, par les questions théologiques disputées. Du côté des laïcs, il va déborder la stricte et légitime adhésion des artisans charpentiers pour séduire celles et ceux que l’on ne va pas tarder à qualifier de « dévots ».

D’où lui vient cet attachement ? Elle est l’héritière de multiples traditions. D’une part la péninsule ibérique, et notamment la Catalogne, a été le terrain précoce de la diffusion du culte à l’époux de Marie dès le XIVe siècle. D’autre part, sa vie spirituelle est tributaire de lectures et de rencontres franciscaines. Nous retrouvons là l’Ordre religieux qui a ardemment diffusé la première littérature spirituelle consacrée à saint Joseph. Les historiens hésitent quant à savoir si elle a lu ou pas la Josefina. En relacion de misterios del glorioso sant Joseph publiée par Bernadino de Laredo, à la suite de sa Subida del Monte Sion, à Séville en 1535.

Enfin, elle a bien connu le carme Jérôme Gracian, auteur d’un nouveau succès de ce même type de littérature : une autre Josefina parue à Bruxelles en 1609, bien après la mort de notre sainte. Ces faits ne doivent pas faire oublier l’essentiel. Thérèse s’est attachée à la protection du saint ouvrier de Nazareth dans ses fondations de monastères. Ces œuvres autobiographiques l’attestent à différentes reprises. Elles seront lues avidement en France par des spirituels influents à l’aube du XVIIe siècle. Ces lectures achèveront de faire de la réformatrice du Carmel une diligente actrice de la propagation de différentes pratiques de dévotion. Paradoxalement, l’une des plus populaires d’entre elles ne se retrouve qu’indirectement dans les écrits : le port d’une image du saint. En effet si la sainte préconise de placer ses couvents sous la tutelle visible d’une statue de saint Joseph, elle ne dit rien du port d’une image. Nous sommes donc, avec la sainte d’Avila, à la croisée d’une expérience vécue et d’une modélisation institutionnalisée et ritualisée ; l’une contaminant l’autre, sans contradiction.

Ouvrages de spiritualité

Dans un second temps, il est bon d’interroger les ouvrages de spiritualité. Le XVIIe siècle français voit la diffusion imprimée de nombreux ouvrages destinés à éduquer et à nourrir la prière des fidèles. Dans un premier temps, la librairie parisienne et provinciale traduit des livres écrits en espagnol ; ainsi de la Josefina de Gracian, citée plus haut, proposée en français dès 1619. Dans la foulée de nombreux religieux rédigent des traités de joséphologie. On pourrait s’attendre à une forte présence carmélitaine, dans le sillage de la canonisation de leur « institutrice ». Le professeur Bernard Dompnier est revenu sur cette bibliothèque dans le seizième numéro de la revue Siècles ; cahiers du centre d’histoire « Espaces et cultures » au premier semestre 2003. Sa contribution, intitulée « Les religieux et saint Joseph dans la France de la première moitié du XVIIe siècle », comporte une surprise de taille aux pages 57-75 dudit numéro. La chronologie de parution des différents traités spirituels ne laisse qu’une place tardive et secondaire aux auteurs carmélitains. La palme revient aux Pères feuillants Charles de saint Paul et Pierre de sainte Marie pour la précocité. Le Tableau des qualités éminentes de saint Joseph, de l’un, et la Dévotion à saint Joseph, de l’autre, paraissent respectivement en 1629 et en 1631. Quant à la multiplicité des éditions, il faut se tourner vers les Pères jésuites.

Le record doit être attribué au Père Paul de Barry pour sa Dévotion à saint Joseph, parue en 1639 et régulièrement rééditée. Finalement les Pères carmes le disputent avec les Pères de l’Oratoire. En effet, nous ne trouverons un carme qu’en queue de peloton lorsque le Père Antoine de la Mère de Dieu aura publié Le thrésor inestimable de saint Joseph en Avignon en 1645.

Confréries

Si les livres de dévotion ne manifestent pas cette éminence carmélitaine, comment s’attestera-t-elle ? Il nous faudra nous tourner vers un troisième mode de pastorale catholique baroque : les confréries laïques. Dès le seizième siècle les confréries de dévotion migrent de l’Italie au royaume de France via l’État pontifical d’Avignon. Le roi lui-même, Henri III, s’y enrôle y entraînant l’élite baroque soucieuse de se distinguer de la noblesse huguenote. Le retour à la paix, consécutif de l’édit de Nantes, renforce et installe ces adhésions pieuses. En s’ouvrant aux catégories plus humbles de la société, le modèle se diffuse. Cependant, la confrérie n’a pas le monopole de telle ou telle obédience spirituelle. Différents ordres accompagnent ou dirigent ces solidarités religieuses. Leurs membres, à la différence des confréries de métier médiévales, visent à une croissance spirituelle par l’exercice de telle ou telle pratique rituelle : Rosaire, adoration du Saint-Sacrement, … Et bien sûr : saint Joseph.

Les carmes déchaussés proposaient aux fidèles de partager son « thrésor inestimable », selon le titre de la somme du Père Antoine précité. Dans le cadre de l’Université de Clermont-Ferrand, monsieur Gilles Sinicropi a soutenu à l’hiver 2009 une thèse d’histoire consacrée à l’Ordre des carmes déchaussés en France au XVIIe siècle. Il revient, dans l’un de ses chapitres, sur cette spécificité, véritable « Mont de piété spirituel ». Par bonheur, il a publié en 2002 un article, sous ce titre, dans le deux cent dixième fascicule de la revue Provence historique (pp. 435-458). Ses recherches ont mis à jour ce que nous nommerions aujourd’hui un véritable réseau carmélitain de confréries rayonnant autour du couvent carmélitain d’Avignon dans les villes provençales d’Arles, d’Aix, de Marseille et de Toulon, toutes munies d’un couvent de Pères. Malheureusement, les archives sont quasi muettes sur les personnes adhérentes à ce réseau. Bien évidemment, le livre du Père Antoine de la Mère de Dieu leur était destiné, ainsi que d’autres livrets plus modestes que certaines bibliothèques publiques conservent encore de nos jours dans leurs fonds ancien. Ironie du sort, le livre de ce Père carme est aujourd’hui disponible gratuitement sur le net, numérisé par Google … le petit dernier n’aura pas démérité !

Les carmes sont donc bien des agents efficaces de la diffusion de la dévotion à saint Joseph en France au XVIIe siècle. Il convient, cependant, de limiter cet impact spirituel à des territoires circonscrits et, surtout, ne pas trop vite extrapoler leur modeste, mais bien réelle, influence. L’heure n’est plus aux ambitieuses démonstrations joséphologiques des années 1950… La compréhension de la place de la dévotion à saint Joseph progressera davantage dans la patiente mise à jour d’humbles pratiques dissimulées dans les trésors de nos archives. Bien sûr, il restera toujours les somptueux témoignages de l’iconographie décodés par le regretté Père Daniel Ferrand dans cette revue Carmel dans les années 1980 (D. Ferrand, « L’iconographie de saint Joseph au xviie s. », Carmel 1989/1, p. 55-77.). Elles manifesteront toujours plus leur pertinence dans le patient va-et-vient entre les pratiques vécues, les traces écrites et les liturgies célébrées.

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